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La lettre d'une danseuse étoile s'adressant à son corps durant le confinement

Dernière mise à jour : 15 août 2023


Marie-Agnès Gillot est née à Caen. En 2004, elle est nommée étoile de l'Opéra de Paris. Dans cette lettre, elle s'adresse à son corps comme à une personne, et explore l'impact du confinement sur la relation qui les unit.



La lettre d'intérieur de Marie-Agnès Gillot



Mon Doux, mon tendu, mon athlète, mon esthète et mon être.


Mon cher corps, je tenais à t’expliquer le pourquoi de mon délaissement récent. Je suis confinée à l’extérieur de toi car je dois achever des tâches qui ne sont pas de mon ressort. Des tâches quotidiennes et indispensables. Mon bar est devenu ma barre, mon radiateur mon tuteur. J’utilise plus le fouet électrique que je ne fais de fouettés. Pour la première fois tu n’es pas ma priorité. Tu n’es plus mon art. Il n’y a plus d’art. Il y a la vie. 

Sache que je ne t’ai jamais pour autant oublié, ni même vraiment délaissé. Je t’ai juste mis en suspens. La suspension, c’était notre atout de couple à toi et à moi, mais là c’est la tension qui a pris le dessus. Je m’excuse auprès de toi. Puis je m’assouplis de nouveau sous tes ordres, sous tes éclairs pour un ou deux moments d’abandon. Furtifs. 

Je ne suis pas surentraînée comme ces guerriers de l’espace confiné qui connaissent vraiment l’empoisonnement moral et physique de l’enfermement au long terme. Je suis provisoire. Nous nous reverrons un jour ou l’autre et nous retournerons à nos routines indispensables. J’aimerais te bander, te surprendre, te tournoyer, t’envoler mais aujourd’hui je ne t’envie pas, je ne te ressens plus. Mon âme peut-elle aller vers une physicalité morale ? Depuis quand la pensée de ce que l’on veut, toi et moi, est-elle devenue incontrôlable ? Qu’en est-il de notre alchimie ?

Vais-je perdre ou retrouver ma flemme ? Est-ce perdre ou retrouver la flamme ?  Ou l’inverse ? 

Je le pense sûrement. J’ai toujours cette peur d’être feignante, ce qui pour moi équivaut à l’ennui. Cela vient de ressortir, sans revenir. Fulgurance effrayante d’une nature humaine bien enfouie. 

Ma perception du temps a beaucoup poussé comme notre fleur de vie. Ma conscience et ta présence se passent toujours en temps et bientôt un nouveau temps présent se présentera à nous. Ma chair et tes grands airs ne feront bientôt plus qu‘un. Nos mouvements et notre temps ne feront bientôt plus qu’un. Nous irons au combat ensemble. Nous tomberons et nous nous relèverons. Et 5, 6, 7 et 8… Porté, plié, arabesque, fouetté… Et 7, et 8… Pas de bourrée, chassé, jeté, pirouette… 

Mes pointes, mon vieux tee-shirt, le miroir dans lequel me projeter de nouveau. Ce miroir parfois cruel, aujourd’hui absent, sans lequel mon ombre est mon seul reflet, ma seule réalité perçue. 

Ce sera long et fulgurant.

En ce temps présent, j'adopte la douleur physique pour m’accepter et te dépasser, même si ce n’est qu’en rêve.

Ma science contient mon cœur. 

Mon Doux, mon tendu, mon athlète, mon esthète et mon être. Mon cher corps. Je t’aime toujours. Attends-moi. Je reviens. 


Mag – Marie-Agnès Gillot

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